Avenir à venir / Histoire courte de Caalfein


Avenir à venir

 

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Mon guide s’arrêta et lâcha ma main.

 

– Nous sommes arrivés, Monsieur.

 

Son murmure émergea du silence lancinant qui nous avait accompagnés pendant notre périple au cœur d’une nature dont j’ignorais tout. Les yeux bandés, la peur au ventre, j’avais perdu la notion du temps et de l’espace.

 

– Le Mage est ici, reprit-il. Vous avez vingt minutes. Je reviendrai vous chercher au terme de cet entretien. Êtes-vous prêt ?

 

J’avais été prévenu : on ne fait pas faux bond au Mage ; qu’il ait accepté de me parler constituait un privilège ; quiconque le bafouait en payait le prix. Alors, j’ai acquiescé.

 

– Je vais donc me retirer. Comptez lentement jusqu’à dix avant d’ôter votre bandeau.

 

Le bruissement de l’herbe sous les pas de mon accompagnateur se fit de plus en plus discret, pour ensuite s’évanouir dans le néant des lieux à peine troublé par un doux clapotis et le chant de quelques oiseaux.

 

À dix, j'enlevai fébrilement mon entrave visuelle. Tel un château de cartes soufflé par le vent, les clichés du mage masculin, entouré de volutes de fumée dans sa cahute, tombèrent.

 

Devant moi, de dos, une femme aux épaules dénudées et aux longs cheveux bruns. Le bas de sa robe écarlate disparaissait dans les profondeurs d’un lac sur lequel se réfléchissait un ciel ennuagé. Une forêt et des roseaux près de la rive offraient un écrin de verdure à ce décor au temps suspendu. 

 

À l’image de Moïse prêt à ouvrir les eaux, la dame rouge tenait dans sa main gauche une grande et fine branche, verticalité parfaitement parallèle à sa silhouette et, tout comme elle, en partie immergée.

 

Je restais un long moment mutique, intimidé par tant de grâce et de puissance mêlées. La première visuellement palpable, la seconde insaisissable, mais envahissant l’espace.

 

– Aurais-tu perdu ta langue ?

 

Étrange sensation que d’entendre sa voix. La voix du mage. Évanescente. Perceptible au creux de mon oreille malgré une distance de près de quatre mètres entre elle et moi.

 

– Je… Je suis impressionné, excusez-moi. Tout ceci est si… inhabituel.

 

Elle opina d’un léger signe de tête puis reprit lentement, sans daigner se retourner.

 

– Les secondes s’égrènent inexorablement, il serait dommage qu’après un si long voyage tu repartes sans avoir obtenu ce que tu es venu chercher. Quelle est ta question ?

 

Je me raclai la gorge, regardant autour de moi, gêné, craintif. J’avais attendu ce moment avec impatience ; à présent, je doutai et décidai bêtement de jouer la montre.

 

– Que dois-je penser d’un mage qui a besoin que je verbalise ma question ? N’avez-vous donc pas un don ?

 

Léger rire.

 

– Vous faites tous ça, me mettre au défi. C’est puéril. Je sais pourquoi tu es là, mais toi, le sais-tu vraiment ?

 

– Bien entendu, ai-je rétorqué avec aplomb. J’attends de vous que vous me disiez ce qui va se passer.

 

Nouveau rire.

 

– Savoir ce qui n’est pas encore, quelle étrange idée ? À quoi te servira-t-il de connaître l’avenir ?

 

– Je saurai, tout simplement.

 

– Te rends-tu compte de la vacuité de ta réponse ? Je repose donc ma question. À quoi te servira-t-il de connaître ton avenir ? Es-tu prêt à repartir d’ici avec une prédiction qui pourrait ne pas correspondre à celle que tu attends ? Je sens que tu trembles. La réalité te rattrape n’est-ce pas ?

 

– Ne faites pas ça, ai-je soufflé, le cœur au bord des lèvres et l’estomac noué.

 

– Quoi ? Ne pas faire quoi ? Mettre le cartésien que tu es devant son paradoxe ? Le désespoir t’a poussé à faire appel à moi. En venant ici, tu cherches plus qu’une prédiction, tu cherches un miracle. Parce que l’impuissance face à ce que tu redoutes te ronge. Mais c’est le lot de tous. L’égalité parfaite dans l’ignorance du futur. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il doit en être ainsi.

 

– Pourtant, vous, vous savez de quoi demain sera fait.

 

– Crois-tu ?

 

J’étais perdu. La fatigue commençait à m’envahir et mes jambes me lâchaient peu à peu.

 

– Dois-je comprendre que tout ce qu’on m’a dit sur vous est faux ? Suis-je venu ici pour rien ?

 

Elle avait raison, je tremblais. Je tremblais de peur. Il fallait me rendre à l’évidence, j’allais repartir avec ma douleur. Je tombais à genoux, serrant entre mes doigts le bandeau qui m’avait aveuglé bien moins que ma peine, et les larmes se mirent à couler.

 

– Tu peux croire ou ne pas croire, peu m’importe. Sache cependant ceci : tu n’as pas de prise sur moi, tout comme tu n’as pas de prise sur les autres et plus largement sur la vie, alors arrête de vouloir maîtriser ce qui t’entoure. Cesse de vouloir à tout prix des réponses à des questions inutiles. Accepte ton impuissance. Ne te bats pas contre ce qui est et ce qui doit être. Libère-toi. Vis l’instant présent. C’est le seul dont tu puisses être certain.

 

La brise irisait la surface paisible du lac. Elle frôlait délicatement l’étoffe cramoisie et les cheveux de celle en qui j’avais fondé tous mes espoirs. Je n’avais désormais plus rien à quoi me raccrocher. Les roseaux se courbaient en une danse hypnotique comme bercés par le chant des oiseaux, tandis que moi, je ployais sous le poids de la vie.

 

Toujours le dos tourné, le mage souleva sa main droite et balaya l’air de mouvements lancinants puis sa voix effleura de nouveau mes oreilles.

 

– Il est temps de rejoindre ta femme et ton enfant.

 

En un claquement de doigts, la silhouette rouge disparut. Il ne restait plus d’elle que sa robe flottant sur l’eau et un bâton planté dans la vase, droit comme un piquet.

 

Je pleurais. J’étais en colère. Contre moi. Contre elle. Contre tout ce que je ne comprenais pas. Je poussais un cri, puis le silence reprit sa place jusqu’au retour de mon guide. Il s’installa sur l’herbe près de moi, tandis que je fixais le lac et sa tache indélébile. Mon dernier espoir s’était évanoui sous mes yeux. Je me sentais vide.

 

– Où est-elle partie ? Comment a-t-elle fait pour se volatiliser ?

 

– Est-ce important ? demanda l’homme, le regard porté vers l’horizon.

 

– Je suppose que non, ai-je convenu avec lassitude. De toute façon, ce n’est qu’une mystificatrice. La magie n’est qu’illusion.

 

– Certes. Mais était-ce de la magie ?

 

– Oh que oui.

 

– Croyez-vous ?

 

– Hummm. J’ai l’impression de l’entendre, ironisais-je. Il, enfin elle, m’a dit avant de disparaître, dans un tour de passe-passe plutôt réussi, qu’il était temps pour moi de rejoindre ma femme et mon enfant. Je pourrais en rire si j’en avais encore la force. Ma femme est dans le coma depuis un an après avoir passé plusieurs jours entre la vie et la mort à la suite d’un accident de la route. Et nous n’avons pas d’enfant. Je me meurs de la voir ainsi sur son lit d’hôpital. Je ne peux me résoudre à donner mon accord pour la débrancher malgré le discours médical. Je l’aime. Je l’aime plus que tout au monde et elle me manque terriblement. En venant ici, je voulais… Je ne sais pas ce que je voulais.

 

– Vous vouliez de l’aide.

 

– Probablement.

 

– C’est ce que vous avez obtenu.

 

– Non. 

 

– Ce n'était pas une question, me rétorqua l’homme en se levant. Allez, il est temps de partir. Remettez votre bandeau.

 

– Vous n’avez pas écouté ce que je vous ai dit ?

 

– C’est vous qui n’avez pas entendu ce que le mage a dit.

 

Je me mis debout. La colère me portait.

 

– Vous pensez vraiment que j’ai fait tout ce chemin pour qu’un charlatan en robe rouge m’explique que je dois apprendre à lâcher prise ! Mon chien aurait pu m’en dire autant, s’il était doué de parole, alors ne me déclarez pas que votre mage m’a aidé ! Je n’ai plus de femme et je n’ai pas d’enfant ! hurlais-je.

 

Calme, il croisa les bras sur sa poitrine et m’observa en silence quelques instants, puis un sourire discret et énigmatique se dessina sur son visage.

 

– Son pouvoir est infini. Il ne se trompe jamais. Vos vingt minutes sont écoulées. Mettez votre bandeau. Je vous ramène à la civilisation, près de celle que vous aimez.

 

Sans rien ajouter, lassé de tout, je m’exécutais. Mes yeux cessèrent de voir, occultés comme à l’aller. La main de mon accompagnateur se plaça dans la mienne. À son contact, une force irréelle, magique, me submergea. Comme dans un rêve, je fus projeté deux ans plus tard. Ma femme était près de moi, nous marchions sur le sable. L’eau chaude de la méditerranée venait lécher nos pieds nus. Ma Belle était magnifique, avec son ventre rond.

 

Les larmes coulèrent de nouveau sur mes joues. Des larmes de joie cette fois, et d’infinie gratitude.

 

 

 - FIN -

 


Voici l'image qui a inspiré ce récit